Tokyo et moi
Le magazine «Monocle» vient de placer Tokyo en tête de son classement mondial des villes les plus agréables à vivre. Qu’est-ce qui fait la beauté de la mégapole japonaise? Son constant état de flux, répond notre chroniqueur
Tokyo et moi? Déjà vingt-deux mois. Le temps de faire connaissance. D’entrer dans la cadence. J’ai beau l’arpenter, Tokyo m’échappe. J’aime la regarder s’enfuir toujours, s’enfuir vers le prochain arrêt de métro dont le réseau est une galaxie millimétrée, vers le ciel de mousson qu’effleurent les hautes tours de Shinjuku, vers cet horizon urbanisé à perte de vue dont les scintillements éblouissent la nuit noire.
Pourquoi Tokyo? Je pourrais répondre comme Monocle, magazine branché dont le classement des villes les plus agréables place Tokyo en pole position, de par sa combinaison paradoxale de démesure et de tranquillité.
La vérité, c’est que Tokyo est une ville-flux. C’est là sa beauté fascinante. Flux aquatiques d’abord, rivières invisibles, qui refont surface au hasard des ponts de laque rouge, comme pour mieux rappeler l’ancienne Edo de canaux et de pénombre, si bien mise en mots par le chroniqueur Hattori Busho à la fin du XIXe siècle.
Flux de gens, encore, dans cette mégapole où nous vivons tous mais dont personne n’est originaire, où l’on connaît à peine ses voisins, eux aussi étrangement déracinés, mis à quelques heures d’une famille à l’autre bout du Japon par les Shinkansen – ces trains effilés comme des dragons.
Flux et afflux d’objets, ensuite. A Tokyo, la consommation est une culture plus encore qu’ailleurs. Dans la Ginza du début du siècle passé, les «moga» («modern girls») mariaient les influences de l’Occident avec les vêtements de tradition, rouges à lèvres parisiens, poudre de riz, minijupes et kimonos en suspension dans les grandes surfaces historiques (Mitsukoshi, Isetan). Aujourd’hui, à Shibuya, Aoyama ou Daikanyama, la cartographie des boutiques rappelle la mise en page des magazines de mode – découpage serré des espaces, circulation par affinité, constellation d’univers minuscules et sophistiqués comme les bulles du pop art. Flux d’image.
Le week-end, je flotte au fil de cafés qui sont des librairies qui servent de galeries qui sont des shops de design qui servent de maisons d’édition qui sont des cafés. Je marche là où les bâtiments s’effacent presque entièrement derrière les enseignes luminescentes, les néons, les écrans. Tokyo, ville-média. Flux d’information qui draine et écoule ses propres trends. Dans les clubs de Shimokitazawa et Koenji (les quartiers qui montent), j’observe les plus smart de mes amis s’essayer à des accoutrements inouïs, mises en scène identitaires dont je saisis à peine la grammaire sublime. Flux de signes et d’émotions. Tokyo est une gigantesque surface de transmission. Tokyo émois. Tokyo et moi.